FLEM ( Lydia), Bruxelles, 1952, écrivaine, psychanalyste et photographe belge. Attentive aux lieux, objets et menus faits du quotidien, elle explore les sentiments diffus qui s’y rattachent et transcende les émotions douloureuses : la Vie quotidienne de Freud et de ses patients ; 1986; Comment j’ai vidé la maison de mes parents, 2004 ; Panique, 2005; la Reine Alice, 2011; Paris Fantasme, 2021.
The photographs of Lydia Flem
Les Photographies de Lydia Flem. The Photographs of Lydia Flem, avec des textes de : Yves Bonnefoy, Alain Fleischer, Fabrice Gabriel, Hélène Giannecchini, Agnès de Gouvion Saint- Cyr, Donatien Grau, Ivan Jablonka, Jean- Luc Monterosso, Catherine Perret, François Vitrani, édition bilingue français/ anglais, ed. Maison européenne de la photographie, Maison de l’Amérique latine, Institut français de Berlin, 2014.
Yves Bonnefoy
« Lydia Flem’s photographs take their place within the history of photography only by inscribing a difference there. (…)
The objects photographed by Lydia Flem exist only by and through us, they are of the same kind as those she found in her parents’ home, where they asked her to be able to go on being, and that she should do so herself. This way of photographing has grasped in the thing itself the yet invisible movement whereby it withdraws into itself, and thus falls completely into this space of matter that is repressed by the places we institute but, from the depths of this abyss, reaches out to us. » (p.117 et ss)

Alain Fleischer
« In these images that Lydia showed me, what I was seeing was clearly visual writing, made up of a set of organised and mastered signs, with a sense of space, a sense of sign-objects, symbol-objects and trace-objects, and of the relations between them, of light and perspective. This visual writing produces a series of enigmas to be deciphered in the mysterious mode that sometimes characterises poems. I told Lydia that for me hers was the work of an authentic photographer, a case of what, with a rather inadequate formula, we in France call “photographie plasticienne.” I remember the seminal exhibition Ils se disent peintres, ils se disent photographes curated by Michel Nuridsany at the Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris in the early 1980s. Alongside photographers who presented themselves as such there were also artists who, although working only with photography, insisted on being called painters – an attitude and a form of vanity that I have always contested. For sure, there are different families in the world of photography, but I still think that every image produced with a camera on a photographic support is above all else a photograph. » (p.133 et ss)
Catherine Perret
« Today’s photographic images are produced by bodies that are equipped not with cameras but with computers fitted with cameras. By bodies whose perceptions are no longer dominated by the sense of vision. Freed from the analogy with vision, the photographic image refers back to a support that has no referent. Or at least, a support whose referent is no longer space seen by the eye of the lens, alias, the eye of the person operating the camera: visual space, but visible space. This space is the psychic space which refers to no real other than the fiction of life that is being invented: the fiction of the work. Only an analyst, my dear Lydia, could take this step seemingly without noticing it, so smoothly. And you are one of those artists (often women artists, as if by coincidence) who have taken photography through the mirror. »
Presse : Le carnet et les instants 14/09/2024
Le deuil et le livre au long cours
Lydia FLEM, Que ce soit doux pour les vivants, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2024, 192 p., 19,50 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9782021568516
On a tourné la page, on dit souvent cela, ou il faut dire cela, on a tourné la page, après la disparition d’un être cher, quand la vie a repris ses fonctions, plus ou moins comme avant. On a tourné la page peut-être, ou plutôt unepage, plusieurs, plusieurs sûrement, mais jamais on n’a refermé le livre. On a continué, on continue et on continuera à vivre avec nos disparu·es. À s’en souvenir. À les aimer. À inventer « des liens féconds » avec eux. Au point d’en être métamorphosé·e. Le don des morts, avait titré un de ses livres Danièle Sallenave.
Peu de celles et de ceux qui ont lu Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia Flem, paru sous une couverture bleu lavande en 2004 aux éditions du Seuil, dans la collection « La librairie du XXIe siècle », ne l’ont oublié. L’essai littéraire s’est révélé une lecture féconde qui les a préparé·es ou/et les a accompagné·es dans la perte et le deuil d’êtres chers. Certain·es l’ont fait savoir à leur autrice, lors de rencontres, de signatures, dans des lettres… Le texte a ainsi poursuivi son aventure bien après son écriture, sa parution. En Lydia Flem également. Elle aussi transformée, comme elle l’énonce dans Que ce soit doux pour les vivants, qui paraît 20 ans après Comment j’ai vidé la maison de mes parents : « Si la lecture de Comment j’ai vidé la maison de mes parents a changé des moments de deuil de bien des personnes, en retour, la réception de ce livre a métamorphosé mon intériorité comme personne ne pourrait s’en douter. »
On se souviendra que ce livre n’avait pas de point final. Ce qui pouvait signifier que la mort des autres n’est ni leur fin ni la nôtre, que la vie continue sans eux mais également, et surtout, avec eux. Que le livre laisse grand ouvert la voie à l’inconnu, à d’autres textes : il y a eu Lettres d’amour en héritage, Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils et il y a celui-ci, écrit sous la suggestion de Maurice Olender, son compagnon d’édition et de vie, décédé en 2022. Ce nouvel ouvrage commence d’ailleurs par trois pages émouvantes, pudiques et magnifiques sur lui, leur rencontre, leur complicité.
Si Comment j’ai vidé la maison de mes parents se situait dans les moments aigus, agités du deuil en cours, Que ce soit doux pour les vivants se place dans le temps apaisé de l’après, un temps tout aussi riche en émotions, en vie, dont, en général, il est très peu question parce que moins spectaculaire, peut-être tabou dans une société qui préfère la caricature de la vie à la vie elle-même. « Comme s’il était gênant, indécent, malpoli, d’évoquer nos amours, hors du temps limité où l’on porte le deuil aux yeux de tous. » On y retrouve les parents de Lydia Flem, ce qu’ils ont laissé, n’ont pas laissé, les objets, la correspondance, les traces mémorielles, et un témoignage bouleversant de sa mère, Jacqueline Flem, sur sa déportation, accordé à deux jeunes historiens en 1993. Les livres de Lydia Flem, on le sait, ont de multiples façons et de nombreuses ouvertures, interrogent et transmettent autant la mémoire intime que celle l’histoire. De la Shoah. Elle le fait délicatement avec tous les moyens que lui offrent la connaissance, la littérature, l’écriture. Au-delà de cela, le livre est aussi un livre sur Comment j’ai vidé la maison de mes parents. De sa vie après sa parution, de ses répercutions tant chez l’autrice, ses lecteurs et ses lectrices mais également de comment il a été source de dialogues fertiles avec d’autres artistes. C’est peut-être là une des douceurs qu’il nous donne, d’aborder comment un livre peut être générateur de mémoire, d’art, de vie, bien au-delà de son temps commercial.
Michel Zumkir
Bibliographie sur Lydia Flem
(mise à jour 20.X.2024)
AYADI Hanna (2019), « Mots et traitements. Le cas de La Reine Alice de Lydia Flem », Université de Toulon, Laboratoire Babel, avril 2019.
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BAINBRIGGE Susan (2018) : « Sagesse et résistance, deuil et écriture Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia Flem », in Quaghebeur Marc (dir.) : Sagesse et Résistance dans les littératures francophones, Bruxelles, Peter Lang, 2018, pp.545-555.
BENSLAMA Fehti (2018), préface à La Vie quotidienne de Freud et de ses patients, Seuil, 2018, coll. »La Librairie du XXIe siècle » dirigée par Maurice Olender.
BURGELIN Claude (2015) : « Portrait de Lydia Flem », Les Moments littéraires n°33 (tapuscrit, p.1-11).
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CARLAT Dominique (2020) « Une lecture de Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia Flem », Recherches & Travaux [Online], 97 | 2020, Online since 12 November 2020, connection on 17 November 2020. URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/3112 ; DOI : https://doi.org/10.4000/recherchestravaux.3112
DE DECKER Jacques (2011) : Discours de réception de Lydia Flem à l’Académie royale de Belgique, Editions du Seuil, La Librairie du XXIe siècle, p.9-35.
DECOUT Maxime et CHAUDIER Stéphane, (2020), « Introduction. Devenir orphelin : entre l’ordre des choses et le désordre des affects », Recherches & Travaux [En ligne], 97 | 2020, mis en ligne le 12 novembre 2020, consulté le 02 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/2547 ; DOI : https://doi.org/10.4000/recherchestravaux.2547
DESORBAY Bernadette (2019) : « La maison du c(h)amp de la mort : métagnomie, psychanalyse et filiation chez les romancières belges Diane Meur et Lydia Flem », in Quaghebeur Marc (dir.) : Écritures de femmes en Belgique francophone après 1945, coll. Documents pour l’Histoire des Francophonies : Europe, nº48, Bruxelles, Peter Lang, p.249-271.
DUSAILLANT-FERNANDES Valérie (2016) , « Lydia Flem et son conte à ne pas mourir debout », Interférences littéraires, n°18, mai 2016, pp.251-267. (University of Waterloo, Canada) http://interferenceslitteraires.be/index.php/illi/article/view/219
FALCONNIER Isabelle (2011) : « Lydia Flem. Alice au pays du merveilleux cancer », Propos recueillis par Isabelle Falconnier, Payot-L’Hebdo, février 2011 <https://www.payot.ch/fr/selections/payot-l’hebdo-/f-eacute-vrier-2011-les-meilleurs-livres-du-printemps-/entretien-lydia-flem-alice-au-pays-du-merveilleux-cancer. Egalement disponible sur le site de Lydia Flem>.
FARCHI Gay (Université Tel-Aviv), (2023) “Literature between Collecting and Hoarding: Revisiting the Object in Bon, Flem, and Perec”, French Studies, Oxford University Press.
Alain Fleischer et Catherine Perret, in Art Press, « Introducing », n°384, décembre 2011.
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de la Fresnaye Marie-Elisabeth, L’Oeil de la photographie, 26 octobre 2015.
GESTERN Hélène (2015) : « Saturations », sur le « Journal implicite » La Faute à Rousseau, revue de l’autobiographie 69, juin 2015 <https://lydia-flem.com/2015/12/27/helene-gestern-a-propos-du-journal-implicite/>.
GIANNECCHINI Hélène (2014) : « “If you knew Time as well as I do…” », Les Photographies de Lydia Flem. The Photographs of Lydia Flem, Maison Européenne de la Photographie, Maison de l’Amérique latine, Institut français de Berlin, p.55-60.
GRAU Donatien (2014) : « La matière de nos œuvres. Triptyque pour Lydia Flem », Les Photographies de Lydia Flem. The Photographs of Lydia Flem, Maison Européenne de la Photographie, Maison de l’Amérique latine, Institut français de Berlin, p.63-74.
JABLONKA Ivan (2014) : « Pudeur de l’inconscient », Les Photographies de Lydia Flem. The Photographs of Lydia Flem, Maison Européenne de la Photographie, Maison de l’Amérique latine, Institut français de Berlin, p.77-82.
KEARNEY Beth (2021), The Vitalities and Vulnerabilities of the Cancerous Body in Photoliterature by Lydia Flem (Contemporary Womxn’s Writing and the Medical Humanities: 2021 Conference. July 29–31, 2021.Université de Queenslnd, Australie)
Lübbke-Tidow Maren (2014) , « Showing Something We don’t See. Rays of light and leaps of time through the European Month of Photography Berlin », 6.th European Month of Photography, p.10-23 et p.216, Kehrer verlag, 2014. http://lyflol.blog.lemonde.fr/2015/12/27/6e-mois-europeen-de-la-photographie-berlin/
MARCANDIER Christine (2020) : « Lydia Flem : “Découvrir des sensations dont on ne parle jamais” (Une trilogie familiale) », 9 mars 2020 ; contient un entretien avec Lydia Flem, filmé à Bruxelles le 23 février 2020 <https://diacritik.com/2020/03/09/lydia-flem-decouvrir-des-sensations-dont-on-ne-parle-jamais-une-trilogie-familiale/> Diacritik.
MONJOUR Servanne (2015) : « Lydia Flem au miroir de Claude Cahun: une poétique de l’anamorphose », 2015. http://oic.uqam.ca/fr/communications/lydia-flem-au-miroir-de-claude-cahun-une-poetique-de-lanamorphose
Servanne Monjour (2016), La littérature à l’ère photographique : mutations, novations, enjeux : de l’argentique au numérique, Montréal , thèse, Université de Montréal et Université Rennes 2, 2016, 477 p. (avec 16 photographies).
MONJOUR Servanne (2020) « Chercher les forces obliques » : poétique anamorphique dans l’œuvre photolittéraire de Lydia Flem; Poetics of Anamorphosis in Lydia Flem’s Photoliterary Work, https://doi.org/10.4000/itineraires.7733
http://www.univ-tln.fr/Conference-Mots-et-traitements-le-cas-de-La-reine-Alice-de-Lydia-Flem.html
MONTEROSSO Jean-Luc (2014) : « La photographie comme nécessité », Les Photographies de Lydia Flem. The Photographs of Lydia Flem, Maison Européenne de la Photographie, Maison de l’Amérique latine, Institut français de Berlin, p.13-15.
MOREAU Gilbert (2015), Lydia Flem. Entretien, Les Moments Littéraires, nº33, 1er semestre 2015 (entretien réalisé à Paris, le 8 octobre 2014) (tapuscrit, p.1-30).
OLIVIER Elmy (2020), Essai de poétique de la liste. Analyse de Intérieur de Thomas Clerc, Databiographie de Charly Delwart et Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes vingt ans de Lydia Flem, Université de Liège, Belgique.
OBERHUBER, Andrea (2021) et GEFEN Alexandre, Souci d’autrui, soin, écriture,
https://www.fabula.org/colloques/sommaire8205.php et https://www.fabula.org/colloques/document8305.php
OKUPNIK Małgorzata (2020) Memory and Objects. About the Autobiographical Narratives Written by Lydia Flem and Marcin Wicha (Pamięć i rzeczy. O narracjach autobiograficznych Lydii Flem i Marcina Wichy ), in Politeja, Review, Comparative Study of Literature, Polish Literature, Other Language Literature
PAQUE Jeannine (2004), « Le travail du vide à temps plein », Le Carnet et les instants, 2004, n°133, p.82.
PAQUE Jeannine (2013), « Lydia Flem », dans Béatrice Didier, Antoinette Fouque, Mireille Calle-Gruber (éd.), Le Dictionnaire universel des créatrices, Paris, Éditions des femmes, 2013.
PERRET Catherine (2011), Art Press
PERRET Catherine (2014) : « Lettre à Lydia Flem » (Lisbonne, le 5 juillet 2014), Les Photographies de Lydia Flem. The Photographs of Lydia Flem, Maison Européenne de la Photographie, Maison de l’Amérique latine, Institut français de Berlin, p.89-94.
RASCHKE Jane (2008) Deuil, écriture d’après-génocide, biographie paternelle et écriture de soi dans l’oeuvre de Lydia Flem , thèse Université de Constance (Allemagne) et de Pau (France), 2008-2009.
REROLLE Raphaëlle (2012) : « La question de la vérité », Lydia Flem, Camille Laurens et Catherine Millet, entretien mené par Raphaëlle Rérolle <https://lydia-flem.com/2015/12/24/la-question-de-la-verite-assises-internationales-du-roman-2012/>.
SAGAERT Martine (2017) : « Les stratégies d’autosanté de l’écrivaine belge contemporaine Lydia Flem », in Cabral Maria de Jesus et Domingues de Almeida José (dir.) : Santé et bien-être à l’épreuve de la littérature, Limoges, Ed. Lambert-Lucas, p.185-202.
SAGAERT Martine (2017) « ¿ Lydia Flem, un hilo de ficción frente a la enfermedad ? » (« Lydia Flem, un fil de fiction qui coupe court à la maladie ? »), conférence prononcée dans le cadre du colloque Medicina y escritura, 11 mai 2017, Universidad de San Carlos, Centro universitario de Occidente, Medicina, Quetzaltenango, Guatemala.
SCHWERDTNER, Karin (2020) : «Lydia Flem: ‘L’imagination est ma seule maison’, Entretien autour des lettres (et) objets « Nouvelle Revue Synergies Canada, n°13. https://journal.lib.uoguelph.ca/index.php/nrsc/article/view/5613
SCHWERDTNER Karin ( 2023-2024), « Lydia Flem : face aux objets (de correspondance) » in Le goût des lettres, Presses universitaires de Rennes, Les Presses de l’Université de Montréal.
SHIRVAN Z. Sara (2021) « La reconstruction de l’identité personnelle par la photographie, dans les autobiographies d’Annie Ernaux, d’Anny Duperey, d’Hervé Guibert et de Lydia Flem », thèse, ENS.
SHIRVAN Z. Sara (2021) La représentation du corps cancéreux par la photographie : étude de cas « Le Journal implicite » de Lydia Flem (ENS Paris/PSL, Colloque « Le Corps à (re)construire)
TARDITS Annie (2017) , « Ecrire (avec) le corps malade », in Carnets n°110, Ecole psychanalyse S.Freud, pp.77-88, 2017. (Colloque « L’étoffe du corps »).
URBAN Blanche (2023), « L’autobiographie à travers l’objectif de l’appareil photo. Identité et fiction dans les oeuvres de Lydia Flem », Sorbonne Université.
ZUMKIR Michel (2021) « Lydia Flem : au-delà de sa propre peau », Le Carnet et les instants, 2021
https://journal.lib.uoguelph.ca/index.php/nrsc/article/download/5613/5796/
Nous sommes des êtres de récits, de narrations
Diacritik Jean-Philippe Cazier Entretiens, Livres, Lydia Flem, Rentrée littéraire 2024
Que peuvent les vivants pour les morts? Que peuvent les morts pour les vivants? Lydia Flem pose ces questions, les développe, les prolonge dans Que ce soit doux pour les vivants. Livre subjectif, intime, en même temps que réflexion, Que ce soit doux pour les vivants entrelace de manière singulière une forme d’autobiographie, de biographie, d’essai, autant qu’il accomplit quelque chose : garantir la vie des morts, créer des liens avec les morts, témoigner. Entretien avec Lydia Flem.
Votre livre est une réflexion sur la mort et sur l’insuffisance du mot « mort ». C’est aussi un livre au sujet de la vie : la vie des morts, la vie des vivants. Il s’agit de reformuler le sens du mot « vie ». Ce qui vous intéresse est la relation entre les vivants et leurs morts. Dans la première ligne du livre, vous écrivez : « Tu as beau n’être plus là, tu n’as jamais été aussi présent », le paradoxe étant ce lien entre « ne plus être là » et être hyper-présent. Dans la suite de ce passage, vous n’utilisez pas le mot « mort ». Un peu plus loin dans le texte, vous écrivez : « nos mille et mille complicités se poursuivent dans un nouvel état du réel ». Je ne pense pas que ne pas utiliser le mot « mort » soit uniquement lié à la douleur du deuil mais que ce mot vous paraît insuffisant, non adéquat. Et il en serait de même du mot « deuil », puisqu’une des lignes directrices de votre livre est de repenser ce qu’on appelle « deuil » en insistant sur l’idée que le deuil implique la vie et qu’il est, de manière importante, « la recherche d’une nouvelle forme de ‘Nous’ ». Ce qui vous intéresse, ce serait de penser un nouveau type de rapport entre « vivants » et « morts » qui ne se réduirait pas au souvenir, de repenser ce lien que l’on pourrait appeler « deuil » mais entendu en un autre sens que d’ordinaire, de penser ce « nouvel état du réel ». Quelles seraient les caractéristiques de cet état du réel, de cet « avec-sans toi », comme vous l’écrivez ?

Souvent les mots nous enferment, ils sont de petites valises rigides, un prêt à penser, qui n’autorise pas l’exploration de sensations et de sentiments tus, insus, invus, mal nommés.
Je ne suis pas philosophe de formation, mes outils n’appartiennent pas à ce champ du savoir, néanmoins cette discipline aurait pu me tenter. Je me souviens que ma mère me lisait des passages des Pensées de Pascal, m’associait à sa lecture de l’Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russell, ouvrage illustré de portraits et de notations mathématiques qui, enfant, me fascinaient.
Ici, dans ce livre, Que ce soit doux pour les vivants, je pars de mon expérience sensible. Ce sont mes associations comme une forme d’auto-analyse. C’est un récit, nullement abstrait, mais tissé de ce que j’ai éprouvé au fil du temps depuis que j’ai écrit Comment j’ai vidé la maison de mes parents. Vingt ans se sont passés depuis que j’ai enterré mes deux parents. Après la douleur aiguë, la peine s’est allégée, un peu comme de la glace passée à l’état liquide puis à l’état gazeux. Une autre manière de vivre avec les défunts s’installe, quelque chose d’impalpable, un état qu’on pourrait même qualifier de douceur. Je propose de l’appeler « le doux deuil » ce deuil qui nous enveloppe au long cours. Comme Proust l’a si magistralement écrit, il y a une contradiction entre la perte irréversible et la permanence de la mémoire. Ce que l’on nomme communément « deuil » ne correspond pas à la fin d’un processus mais, tout au contraire, au début d’une transformation qui va s’effectuer dans la suite de notre vie. Il nous faut créer une continuité pour que le lien subsiste, prolonge la relation en inventant, en créant, un nouveau dialogue intérieur, par la pensée, les gestes, une éthique, une manière de vivre, parfois dans d’infimes détails. Peut-être même inconsciemment.
Vous avez raison, je me suis sentie à l’étroit dans les mots « deuil », « vie », « mort ». J’ai essayé à travers l’écriture, grâce à l’état de conscience particulier qui surgit parfois en cours d’écriture, d’approcher la singularité de ce que l’on ressent et qui ne correspond à aucun mot existant. Un rapprochement me vient avec la géométrie d’Euclide et celle de Mandelbrot, les fractales. Celles-ci épousent le vivant, mesurant les contours complexes d’une falaise dans chacun de ses plis, de ses anfractuosités, d’une éponge, d’une galaxie. Avec ce concept mathématique, l’univers cesse d’être lisse. J’aurais aimé décrire notre vie intérieure dans ce qu’elle déborde des catégories trop rationnelles, trop lisses. Dans un nouvel état du réel, un avec-sans, il y aurait non des lignes droites, des angles aigus ou graves mais des fractales émotionnelles, le millefeuille de nos perceptions, sentiments, émotions, telles que nous les ressentons et non comme notre langue, notre culture, notre société nous enjoignent de les vivre.
Je cherche à partager avec celles et ceux qui me lisent des expériences que l’on vit souvent dans la solitude et qu’il est si précieux de pouvoir échanger. Le livre dont celui-ci est la prolongation, publié en 2004, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, a eu et a toujours une réception si forte, parce qu’il partait d’une expérience personnelle, la mort de mes parents, l’obligation déchirante de vider leur foyer, de faire le tri dans leurs affaires, mais aussi le sentiment d’apaisement de les rencontrer autrement, de mieux comprendre leurs vies, leur couple, leur histoire. Cet intime a touché l’intimité des lectrices et des lecteurs. Beaucoup m’ont confié dans des lettres très émouvantes leurs propres histoires en me remerciant de les avoir accompagnés. Je voulais à mon tour les remercier dans l’un des chapitres de Que ce soit doux pour les vivants, publié aujourd’hui. Cette réception a joué un grand rôle pour moi, au-delà de tout ce que je pouvais anticiper. Comme si l’une des missions inconscientes qui m’avait été transmises était justement d’aider à accompagner les endeuillés. À travers mes lectrices et lecteurs, je pouvais honorer ce qui avait été attendu de moi.

Lorsque Maurice Olender m’a commandé ce nouveau livre, qu’il appelait « vingt ans après », nous ne savions pas, je ne savais pas, que je ne l’écrirais pas en sa présence, comme c’était le cas depuis presque quarante-cinq ans. Je me devais de lui adresser les premières pages, « J’écris pour toi, mon petit fantôme », mais je ne souhaitais pas évoquer ce nouveau deuil, la perte de mon amour de vie. Le « avec- sans » est l’expression que j’ai trouvée pour dire ce que j’éprouvais pendant l’écriture de ce livre sur « le doux deuil » de mes parents, vingt ans plus tard, se télescopant avec la disparition si brutale de Maurice qui avait beau n’être plus là n’avait jamais été aussi présent. Il y a dans cet événement de la perte d’un être si cher un sentiment d’irréalité doublé d’une forme d’hyperréalité. Le « avec-sans toi » n’est pas encore devenu un deuil de douceur. Il y faudra l’œuvre lente du temps. La continuité de la relation dans une autre dimension s’inventera au fil des jours et des nuits, éveillée ou en songe. Un nouveau Nous naîtra que l’on ne peut anticiper mais qui engagera de nouvelles dimensions de notre existence.
Qu’est-ce qui définirait cette étrange vie des morts ?
Cette vie des morts ne me semble pas étrange mais, au contraire, très familière et même souvent réconfortante. Comment vivre sans passé ? Nulle littérature si nous ne pouvons lire les grands livres des écrivaines mortes, des écrivains morts. Comment vivrions-nous sans les chefs d’œuvres de jadis ? L’être humain ne peut vivre qu’en ingérant le hier à l’aujourd’hui et à demain. Beaucoup de civilisations, à travers des mythes et des rites d’une grande richesse, ont su, bien mieux que nous, intimement tisser la continuité entre la vie et la mort, les morts et les vivants. Nous sommes des êtres de récits, de narrations. Notre imagination nous permet de re-présenter l’absence.

Avec Maurice Olender, mon compagnon, mon éditeur, à qui ce livre doit son titre et son existence, nous parlions sans cesse de ce qu’il appelait une « magie de l’absence », notion qu’il a développée dans plusieurs de ses livres, Un Fantôme dans la bibliothèque ou Singulier pluriel. Quand on est né.e après les millions d’assassinés de la Shoah, ce trauma reçu en héritage à la naissance nous mêle inextricablement et intimement à ceux que l’on a amputés de leurs vies – et d’une mort décente. Maurice et moi nous nous sentions une dette infinie d’avoir reçu la vie à vivre, nous avions une mission à remplir, à notre manière personnelle, bien sûr, mais cette mission prenait la forme d’une responsabilité, d’une éthique. La transmission d’une mémoire, un « appel à la vigilance », mais aussi l’exercice du bonheur comme exigence morale. Les morts nous rappellent qu’il faut vivre tant que la vie bat en nous.
Les disparus ne disparaissent pas. La vie des morts se poursuit en nous – en celle de nos descendants – grâce à nos œuvres et réalisations. Mais aussi modestement leurs présences accompagnent de mille façons notre quotidien. Une bague, une recette, un parfum, une musique fredonnée, un geste appris d’eux qui les prolonge, etc.
Dans votre effort pour repenser le rapport entre les vivants et leurs morts, vous posez un autre paradoxe lorsque vous écrivez cette question que je trouve très belle : « Et les morts, qu’offrent-ils aux vivants comme supplément de vie ? » Ici, ce sont les morts qui agissent, et je ne pense pas que l’on puisse réduire la formule à une sorte de métaphore : les morts agiraient effectivement sur les vivants, selon un mode d’action étrange et paradoxal, selon un mode d’être tout aussi étrange et paradoxal : comment une personne morte pourrait-elle agir ? Ce qui est tout autant paradoxal est que votre question présuppose que cette action concerne le don d’un « supplément de vie », quelque chose de vivant s’ajoutant au vivant du fait du mort, comme si le vivant devenait plus vivant ou qu’il se mettait à vivre selon un autre type de vie. En un sens, ici, ma question redouble ou prolonge la première : Qu’est-ce qui caractériserait cette action, ce « don » des morts aux vivants ? Qu’est-ce qui caractériserait cette vie « augmentée » par ce don ?
Victor Hugo utilise un mot magnifique : les invisibles. Nos morts ne sont pas absents, on ne peut juste plus les voir, mais on peut les imaginer, dialoguer intérieurement avec eux, se les remémorer, reconnaître dans notre visage certains de leurs traits, épouser leurs valeurs morales, leurs gestes, leurs manières de vivre, essayer d’être à la hauteur de leurs qualités, tenter de correspondre à ce qu’ils et elles attendaient de nous, prolonger leurs souhaits d’accomplissement, donner leurs noms à leurs descendants, incarner certains de leurs rêves, ne pas oublier de cheminer notre propre chemin, tressé aux leurs. Nous leur devons de vivre avec une plus grande intensité, une plus grande acuité parce qu’ils nous font découvrir sans détour possible la finitude humaine. Il devient plus tangible, plus criant, que nous allons mourir à notre tour. Ils nous offrent un supplément de vivre en relançant notre appétit d’exister encore. Pour eux, pour nous, pour nos proches. La vie à vivre, la vie comme un don, un présent à chérir.

J’essaie de transmettre quelque chose qui me semble peu raconté, peu partagé, et peut-être même encore fort tabou. Comment comprendre qu’une fois les funérailles terminées et les trop nombreuses et éprouvantes démarches administratives accomplies, dans les semaines, parfois les mois qui suivent, on ressent non pas une perte à accepter mais une nouvelle relation à inventer, à créer, avec cette personne qu’on dit défunte mais qui occupe toutes nos pensées et nos gestes avec une rare acuité ? Pourquoi personne n’en parle ? La société nous enjoint à « faire notre deuil » et à rapidement tourner la page comme s’il était indécent de trop s’attarder. Mais l’amour nous commande de poursuivre par d’autres voies les liens indéfectibles, indissolubles, cela n’a rien à voir avec la pathologie mélancolique ni avec quelque pratique spirite. Nous demeurons tout à la fois inséparables et séparés. Seule la pauvreté de la rationalité admet qu’une porte doit être ouverte ou fermée. L’entr’ouvert sublime nos réalités tellement plus nuancées et complexes. L’oxymore est une figure indispensable à l’intelligence sensible des humains. L’obscure clarté comme dans le clair- obscur de la peinture de Rembrandt ou les tableaux de Rothko.
Dans votre livre, il est souvent question d’objets : des photos, des objets du quotidien, une maison, etc. Ces objets sont les supports d’une mémoire, ils sont l’occasion d’une réminiscence. Il me semble que, dans la façon dont vous vous rapportez à eux, les objets qui ont appartenu aux morts et aux mortes sont aussi autre chose, que votre réflexion sur les objets implique une volonté de faire sortir le rapport aux morts des frontières de la seule mémoire. En ce sens, les objets seraient le lieu où demeure quelque chose de la vie de ceux et celles qui sont mort.e.s, qu’ils seraient réellement une vie qui persiste, même si cette vie nécessite la mémoire de celle ou celui qui se souvient. Quel sens, dans ce contexte, donnez-vous à votre rapport aux objets ? En quoi seraient-ils des « lieux » où, d’une façon singulière, persiste la vie des morts ?

Les objets m’apparaissent comme des ambassadeurs des personnes à qui ils ont appartenu. Un bijou ne meurt pas. Par exemple, la bague de fiançailles Art déco de ma grand-tante Irène, je la porte depuis que ma grand-mère me l’a offerte en me disant que sa sœur aurait aimé que je la porte en bonne santé, elle qui a été tuée par les nazis. C’était recevoir un don et une responsabilité. Je raconte dans mon livre les aventures rocambolesques de ce bijou qui n’a cessé de s’égarer et de se retrouver. J’aime cette bague et je suis attachée aux histoires qu’elle porte. C’est presque comme si la bague me parlait. Je suis sans doute restée une enfant, ou une Japonaise animiste. Je crois volontiers que si les objets ne possèdent pas d’âme, nous, les humains, leur en prêtons une, et cela me convient. Quand je regarde les robes cousues main par Jacqueline, ma mère, j’y retrouve ses gestes, ses goûts, son idéal de beauté et de perfection. Je l’admire. Je suis fière d’elle.
À vingt ans, elle est entrée dans la Résistance, à Grenoble. Si elle a été arrêtée et déportée à Auschwitz, elle a survécu grâce à un petit objet, un insigne de la Croix-Rouge qu’elle avait ramassé la veille de son arrestation et qui était resté dans sa poche, ce qui lui a permis de se déclarer infirmière et ainsi d’échapper quelques mois plus tard à une sélection du Dr Mengele, à qui une kapo a dit, non pas celle-ci, « elle est sur la liste des médecins et infirmières ».
Donc oui, les objets ne me sont pas indifférents. Ils tracent dans certaines circonstances la frontière si mince entre la vie et la mort. Dans ma série photographique « Pitchipoí et Cousu main », (voir mon Journal implicite) j’ai mis en scène certains de ces objets comme de petits autels de mémoire qui, très colorés, très présents, ressemblent à certains rêves que nous ressentons comme des morceaux de réalité.

Encore un mot sur mon rapport aux objets : ils prennent une place importante parce qu’ils ont manqué. Dans mes familles, maternelle et paternelle, tout s’est perdu sur les chemins de l’exil. Les objets deviennent alors de maigres survivants. Ils témoignent dans leur dénuement d’un manque de continuité dans l’ordre des générations, de trous, de failles, dans les maillons de la transmission. Les langues se sont perdues en cours de route, les lieux arrachés, des vies disjointes de leur tissu social… Les rares objets transmis deviennent des témoins, les témoins d’une vie déchirée, mais également la promesse que la vie se poursuivra.
Pour moi, l’écriture est un abri, un acte de survie, une des formes de « l’intelligence oblique » dont parlent Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne dans Les Ruses de l’intelligence. L’écriture, comme toutes les formes d’art, appartient à ce royaume intermédiaire que Freud voit comme un lieu entre réalité et fiction, sans que l’artiste ne nie le réel, mais l’agrandit. L’écriture naît d’un état de conscience particulier qui permet de laisser flotter les associations et de rejoindre une expérience qui, souvent à tâtons, s’ouvre à quelque chose qui n’a pas déjà été décrit, qui nécessite de « tromper la langue », comme disait Barthes. Travailler les mots, c’est les conduire vers de l’inédit. Ouvrir la voie/ la voix. S’étonner de ce qui surgit.
L’écriture encapsule ce qui n’est plus ; on peut à peine saisir le présent, puisque le temps de le coucher sur le papier, il s’est déjà évanoui. Virginia Woolf et bien des poètes ont fait ce pari insensé de saisir le vivant, l’instant.
Un livre, c’est également une petite tombe, un lieu où déposer nos aimés et les garder enveloppés dans la fine dentelle des mots. Les déposer sans les enfermer, laisser de la place aux lecteurs, pour que le livre respire et donne à respirer. C’est la magie de la littérature de faire battre le cœur, le souffle, avec un surcroît de vivre, d’offrir un espace-temps tout à fait unique, nimbé d’une aura réelle-irréelle, sans laquelle exister n’aurait pas tout son sens.
Une autre notion qui traverse votre livre est celle de « témoignage ». Il s’agit de témoigner : par exemple, pour vos parents, de témoigner pour des individus qui vous sont liés, de témoigner pour les membres de votre famille assassinés à Auschwitz et pour les personnes juives victimes du nazisme. Le rapport aux mort.e.s, tel que vous l’écrivez, implique cette notion de témoignage et ainsi une forme de responsabilité, une dimension éthique et morale. Vous créez une idée singulière de témoignage, là encore plus large que le souvenir comme de l’idée habituelle du témoin : le témoin n’est pas seulement celui qui rend compte de ce qui s’est passé, qui rappelle pour des raisons morales et de justice ce qui a eu lieu, mais il est aussi chargé de la survivance des morts et des mortes, il est celui ou celle qui doit permettre cette survivance, que la vie des mort.e.s continue. Vous soulignez une condition du témoignage en même temps qu’une limite de cette entreprise : « Un effort pour se glisser dans la réalité sensorielle de l’autre mais jusqu’où s’avancer dans la perception sans s’effondrer ? » Je pense au beau livre de Maxime Decout, Faire trace, publié chez Corti. Dans cet essai, Maxime Decout analyse l’importance du témoignage mais aussi ses limites à la fois psychiques, littéraires, morales, matérielles : ne pas pouvoir rendre compte de ce qui a été pensé réellement, intimement, par les individus dans les chambres à gaz, dans le ghetto ; moralement, ne pas pouvoir inventer ; ne pas pouvoir dire plus que ce que les traces permettent ; ne pas correspondre aux exigences institutionnelles, de la représentation, du « spectacle » ; difficulté à « partager » ce qui a été vécu, etc. Pour votre compte, quelle est l’importance du témoignage et quelles en sont les limites ?
Le livre de Maxime Decout, que j’ai lu en cours de rédaction de Que ce soit doux pour les vivants – je le remercie en fin de volume –, m’a conforté dans l’intuition de publier une vidéo archivée par la fondation Spielberg à l’université de Yale qui avait recueilli le témoignage de ma mère en 1995. Je ne l’ai visionné qu’en été 2022. J’en ai saisi les mots prononcés au début de l’année 2024. Tout ce que je connaissais pour l’avoir entendu de la bouche de ma mère lorsque j’étais encore toute petite, prenait une nouvelle dimension à la fois parce qu’elle ne s’adressait pas à moi mais à des tiers, deux jeunes historiens, cela me permettait d’avoir une distance, mais aussi, bien sûr, parce qu’entre temps, j’étais devenue une adulte. Le témoignage de la femme que j’écoutais, juive et résistante, ne m’engloutissait plus dans des fantasmes mortifères infantiles. J’entendais la réalité de son expérience concentrationnaire telle qu’elle pouvait l’énoncer cinquante ans après les faits. Son émotion était palpable, mais aussi sa force, sa détermination à témoigner et à transmettre ce témoignage aux générations suivantes. Après avoir vécu avec son trauma toute ma propre vie, enlacée inconsciemment à la sienne, je pouvais me distancier psychiquement, et surtout, surtout, être immensément fière de ma mère. C’était un apaisement, un moment clé venu après des étapes nombreuses qui ont jalonné mon existence, que je raconte dans le chapitre « Le Temps froissé », ce titre disant la difficulté d’avoir les idées claires quand il s’agit d’affronter un trauma transgénérationnel.
Comme l’écrit Maxime Decout dans son livre, dans mes Lettres d’amour en héritage j’avais transcrit certains passages où mes parents avaient échangé des bribes des événements collectifs qu’ils avaient vécus mais sur un mode intimiste, sans recours à d’autres sources historiques. Aujourd’hui, je suis soulagée que le témoignage de ma mère ne soit pas seulement une trace privée mais se retrouve dans un fonds d’archives académiques, recueillis par des historiens grâce à un projet collectif. L’introduire dans mon livre, le donner à lire, c’est enfin répondre à l’attente maternelle : Souviens-toi, N’oubliez pas.
Ma dernière question concerne la notion de « lien », de « rapport », puisque votre livre est pluriel et qu’il est aussi une réflexion sur ces notions. La première idée serait que chacun est ce qu’il est en s’inscrivant à l’intérieur de liens constitutifs, qu’il faut étendre ces liens aux mort.e.s, repenser ces liens. La seconde idée est que ces liens aux mort.e.s peuvent être pour les vivants l’occasion d’une vie, d’un rapport à la vie et à leur propre vie. Vous concevez l’individu et le sujet comme un être lié, relié, en rapport, ouvert – les relations, les liens, pouvant être source de vie comme destructeurs. Cette définition implique, il me semble, l’idée d’une scission du sujet, d’une pluralité de celui-ci du fait de la pluralité et mobilité des liens par lesquels il est constitué et à partir desquels il se constitue. Comme je le disais, l’originalité de votre démarche consiste à poser la nécessité d’un certain type de liens avec les défunt.e.s, cette démarche pouvant d’ailleurs résonner, par exemple, avec des œuvres d’Hélène Cixous, ou avec le livre récent de Vinciane Desprets, Les morts à l’œuvre. Comment définiriez ce sujet « en lien », relié ? Quelles seraient les conditions pour que le rapport soit l’occasion d’une vie et non la cause d’une « mort » ? Qu’est-ce que permettrait de spécifique, pour le sujet, le rapport aux morts ? Ce qui fait donc trois questions et non une…

Votre question est vaste et très complexe, elle demanderait de nombreux développements qu’il m’est difficile d’élaborer ici. Il y a une blessure narcissique à reconnaître que nous ne sommes pas nés de nous-mêmes, que la vie nous traverse, que nous ne sommes qu’un de ses maillons. Rien que de penser que nous ne pourrions pas respirer si les plantes ne créaient notre oxygène donne le vertige. Notre éducation occidentale ne nous a pas préparés à nous considérer comme faisant liens avec le monde, à être des co-vivants. Notre manière de découper la réalité a permis beaucoup d’avancées scientifiques mais pour s’approcher d’autres réalités sensibles, il faut remettre du liant. Que serions-nous sans les autres, vivants, morts, connus, inconnus, d’ici et d’ailleurs ? Tant de connexions visibles et aussi invisibles dans nos existences. Nous appartenons à un immense réseau qui nous ensemence et que nous ensemençons.
Je ne crois pas que le sujet soit clivé – il serait temps de passer Lacan à la moulinette. Peut-être suis-je trop optimiste, peut-être ai-je tendance à souligner la créativité plutôt que la destructivité. Bien sûr, les deux tendances existent mais je ne me résous pas à l’idée que la déliaison et la haine l’emportent. La vie ressemble au parcours du funambule qui entre équilibre et déséquilibres épouse de son pied la corde tendue, tant bien que mal.
Lydia Flem, Que ce soit doux pour les vivants, éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », septembre 2024, 192 p., 19 € 50
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QUE CE SOIT DOUX POUR LES VIVANTS
en librairie le 13 septembre 2024:
Dans la Librairie du xxie siecle au Seuil
Vingt ans après Comment j’ai vidé la maison de mes parents :
Que ce soit doux pour les vivants

Newletter octobre 2022






Collaboration au volume collectif de La Découverte, Féminicides. Une histoire mondiale, dir.Christelle Taraud (photographie et texte, p.24-25)
Bonnes feuilles de « Bouche bavarde oreille curieuse » dans Diasporiques, juillet 2022 avec 4 photographies de la série Féminicide,2016.
Librairie Mollat : interview (sur youtube) de Lydia Flem par Pierre Coutelle
Etudes sur Lydia Flem : Pour une littérature du care, colloque d’octobre 2021, mis en ligne en septembre 2022.
Présentation par Andrea Oberhuber et Alexandre Gefen, Souci d’autrui, soin, écriture
Ivan Jablonka, Françoise Paviot : entretiens à propos des photos « Féminicides » de Lydia Flem

, accrochage Françoise Paviot, Paris, avril-mai 2022 @FP
Du 9 avril au 28 mai 2022, la galerie Françoise Paviot propose l’accrochage de la série photographique de Lydia Flem, Féminicides, initiée en 2016 ; l’occasion pour Diacritik de proposer une mise en perspective de cette œuvre puissante, à travers deux entretiens vidéo de Christine Marcandier : le premier avec Françoise Paviot, le second avec Ivan Jablonka.
C’est avec La Reine Alice que Lydia Flem a, pour la première fois initié un travail photographique. Il s’agissait pour elle de tenir une forme de journal alors qu’en 2008 sa vie se jouait soudain « à pile ou face ». Sur ces photographies, s’exposaient des objets du quotidien, des fragments de vie, des autoportraits, manière de rendre visibles des associations d’idées, de mettre à distance la maladie, de produire des histoires ne passant plus par des romans et récits mais des séries d’images. Cette pratique, quasi quotidienne, a permis de transmuer « la douleur en élan », comme l’expliquait Lydia Flem à Gérald Cahen (« Comment je suis devenue photographe », La Faute à Rousseau, n° 84, juin 2020). Une fois l’épreuve traversée et la maladie vaincue, un cahier central de 23 photographies a accompagné l’édition originale de La Reine Alice et la photographie est demeurée. La Table d’écriture de Lydia Flem tisse désormais, de manière indissociable, littérature et photographie, comme le souligne le titre de son site.
Le Journal implicite (MEP/La Martinière, 2013) a réuni plusieurs séries photographiques, des œuvres ont été exposées à la Maison Européenne de la photographie, à l’IMEC, à ParisPhoto, à la galerie Françoise Paviot qui représente le travail photographique de Lydia Flem et dans de nombreux musées.
Mais Féminicides est le premier accrochage centré sur l’ensemble d’une série. Ce travail est né d’une soirée Coïncidences initiée à La Maison de l’Amérique latine, en 2017, par Maurice Olender et François Vitrani, autour du livre d’Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes. Dans ce livre-enquête, Ivan Jablonka refuse que comme dans la majorité des affaires judiciaires l’accent soit mis sur le bourreau. L’écrivain et historien rend sa voix à une jeune fille de 18 ans qui « menait une vie sans histoires » et s’est retrouvée au cœur d’un fait divers atroce. Laëtitia Parrais a été tuée, son corps démembré. Laëtitia n’est pas une victime, elle est celle qui permet de dire une histoire des violences faites aux femmes et des représentations, médiatiques comme artistiques, de ces violences. « Laëtitia ne compte pas seulement pour sa mort. Sa vie aussi nous importe, parce qu’elle est un fait social. Elle incarne deux phénomènes plus grands qu’elle : la vulnérabilité des enfants et les violences subies par les femmes ».
En réponse à l’invitation et en écho à Laëtitia, Lydia Flem se saisit d’une paire de ciseaux ordinaires et rouillés et elle réalise la série Féminicides en posant ces ciseaux, hors échelle, sur des reproductions de chefs d’œuvre de la peinture. Sur chacun des tableaux, des figures féminines iconiques, dont des peintres (au masculin) ont célébré la beauté, alors même que le quotidien des femmes était celui, trop souvent, d’une violence privée, banale, domestique. Son geste d’artiste est double : « s’inscrire dans une tradition en la dénonçant » comme le dit très justement Ivan Jablonka dans notre entretien — soit aussi modifier notre regard et changer nos perspectives sur des œuvres canoniques comme sur les détails de visages et corps que les ciseaux ouverts viennent encadrer — mais aussi produire une œuvre, singulière, rebelle, libre qui exprime la puissance créatrice des femmes.
À la fois intervention, geste et création, la série Féminicides peut désormais être vue au 57 rue Sainte-Anne. Françoise Paviot et Ivan Jablonka ont accepté d’être nos guides dans la découverte de cette série puissante et d’une œuvre qui, comme l’écrivait Yves Bonnefoy, « ne prennent place dans l’histoire de la photographie qu’en y inscrivant une différence ».
Interview de Ivan Jablonka par Christine Marcandier, Diacritik, avril 202
Lydia Flem, Féminicides
09 avril 2022 – 28 mai 2022
Galerie Françoise Paviot, 57 rue Sainte-Anne, 75002 Paris.
Visite les samedis à 15h, 16h et 17h. Présentation commentée de l’exposition sur inscription. Les autres jours sur rendez-vous.
Pour prolonger :
• Lydia Flem, Journal implicite. Photographies 2008-2012, éditions de La Martinière, 2014.
• Les photographies de Lydia Flem, collectif (Yves Bonnefoy, Alain Fleischer, Fabrice Gabriel, Hélène Giannecchini, Agnès de Gouvion Saint-Cyr, Donatien Grau, Ivan Jablonka, Jean-Luc Monterosso, Catherine Perret, François Vitrani), Maison Européenne de la Photographie/Maison de l’Amérique Latine/Institut français Berlin, 2014.
• « Comment je suis devenue photographe ». Entretien avec Lydia Flem, La Faute à Rousseau, n° 84, juin 2020.
• Lydia Flem, Féminicide, édition hors commerce, Galerie Françoise Paviot, 2021.