Amérique latine

Après l’élection de Gabriel Boric à la présidence, l’espoir d’un Chili « plus juste et plus digne »

Amérique latine

par Emma Bougerol

Avec la victoire de la gauche au Chili et la nouvelle constitution en cours de rédaction, l’ère Pinochet semble enfin révolue. Beaucoup d’attentes sont placées en Gabriel Boric, porté au pouvoir par une décennie de mobilisations populaires.

« Du soulagement. » Pour qualifier l’issue du deuxième tour de l’élection chilienne du dimanche 19 décembre, Karla n’hésite pas une seconde. Ce dimanche, Gabriel Boric, 35 ans, a remporté cette élection présidentielle avec plus de 55 % des voix face au candidat d’extrême droite, José Antonio Kast. « Avec des amis chiliens en France, quand on a vu ça, on a crié, sauté, comme quand on gagne une coupe de foot. » La victoire du candidat de gauche est incontestable. Pourtant, Karla a encore des sueurs froides à l’idée que le candidat d’extrême droite « hyper conservateur et machiste », se soit approché si près du pouvoir.

L’enseignante d’espagnol à Nantes n’a pas voté au premier tour par manque de temps, et parce qu’il fallait pour le faire se rendre à l’ambassade du Chili à Paris. « Aller à Paris pour une journée, c’est cher ». Mais lorsqu’elle a appris les résultats du premier tour, « choquants » à ses yeux, elle et d’autres Chiliens de sa ville se sont organisés pour aller voter dans la capitale. « On avait peur que ça se termine comme Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil. »

Le second tour des élections chiliennes a réuni deux candidats aux projets politiques opposés. Gabriel Boric, figure des mobilisations étudiantes de 2011, représente le projet d’un Chili plus inclusif et social. José Antonio Kast se présente de son côté comme héritier de l’ère Pinochet, celle de la dictature militaire, candidat du « retour à l’ordre » et du conservatisme. « Les partis politiques traditionnels, au Chili comme dans beaucoup d’autres pays, sont frappés par une disqualification, un rejet de la classe politique traditionnelle, analyse Christophe Ventura, chercheur en relations internationales à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de l’Amérique latine. Les citoyens en avaient assez de l’alternance entre deux partis "installés". Ce ras-le-bol a permis aux périphéries de ce système d’éclore. C’est ce que représentent, chacun à leur manière, Boric et Kast. »

Boric, enfant des mouvements sociaux

Le président élu Gabriel Boric est le fruit d’une primaire entre son parti, Frente Amplio, et le Parti communiste chilien. « Sa victoire aux primaires a été une surprise pour tout le monde. On était tous persuadés que le candidat communiste allait l’emporter », dit Hector Vasquez, président de l’association d’ex-prisonniers politiques chiliens en France. Membre du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) au moment où Pinochet avait pris le pouvoir au Chili, il a été emprisonné puis contraint de quitter le Chili en 1975. « En France, la gauche est très divisée. Elle a du mal à trouver un candidat. Au Chili, c’était pareil. On voulait changer la constitution depuis 40 ans. Il y avait une trentaine d’organisations de gauche qui voulaient cette même chose, mais elles n’arrivaient pas à dégager les quatre ou cinq points qui pouvaient les unir », poursuit-il.

Finalement, le mouvement social de 2019 a déclenché le changement. Malgré la répression violente menée par le président Sebastián Piñera, l’ampleur des manifestations a poussé son gouvernement à lancer un référendum pour changer la constitution de 1980, héritée de la dictature d’Augusto Pinochet. Sous sa coupe, le Chili avait été un laboratoire du néo-libéralisme de l’école d’économie de Chicago. Depuis, le pays est devenu le plus inégalitaire des pays développés [1]. L’école, la santé, les retraites, ont été privatisées, fragilisant les plus précaires.

Mais depuis les années 2000, le Chili a connu des mouvements sociaux successifs pour demander un meilleur accès aux études et à la santé, pour des pensions de retraites dignes ou encore contre l’accaparement des terres et des ressources naturelles. « Boric, c’est la victoire de ce Chili-là, qui, en se mobilisant, a permis une dynamique politique », affirme le chercheur Christophe Ventura. Pour Pierre Lebret, politologue, conseiller de l’ex-présidente chilienne Michelle Bachelet de 2014 à 2018, les mobilisations des années 2000 et 2010 ont été « des signes avant-coureurs de cette élection, de cette envie de changement social ». Il perçoit l’élection de Gabriel Boric comme « l’aboutissement de ces mouvements sociaux ».

« Se débarrasser de l’héritage de l’ère Pinochet »

« L’arrivée de Boric au pouvoir signe la fin de la transition démocratique au Chili. Il va pouvoir accompagner le travail de la constitution et finalement se débarrasser de l’héritage de l’ère Pinochet », explique Pierre Lebret. Pour beaucoup, la priorité est aujourd’hui que le processus constitutionnel ne soit pas entravé. Kast, le candidat d’extrême droite, représentait « un réel danger pour la société dans son ensemble, mais aussi pour le processus constituant », juge Samuel Laurent-Xu, chercheur et documentariste spécialisé sur le Chili. Changer de constitution, pour beaucoup de Chiliens, signifie se débarrasser enfin de vestiges du passé dictatorial. « Maintenant, il faudra voir comment le nouveau président va entamer une pratique politique qui pourra orienter la manière dont la constitution sera comprise et entendue à l’avenir », ajoute le réalisateur.

Reste que la constitution n’a pas encore été approuvée. Elle est toujours en cours d’élaboration par une assemblée élue, et sera soumise au vote au plus tôt à l’été 2022. En cas de refus du nouveau texte, la constitution de 1980 restera en vigueur. Dans ce contexte, Samuel Laurent-Xu modère son optimisme face à la victoire de Boric : « Bien sûr, il faut être satisfait de cette victoire, c’est un premier pas important. Mais il faut aussi rester réaliste. Ne pas penser que, ça y est, c’est la fin du néo-libéralisme. Il ne suffit pas que la social-démocratie arrive au pouvoir pour que tout de suite, tout fonctionne mieux. »

Le futur président a de grands chantiers devant lui : instaurer un État providence, assurer l’égalité de toutes et tous, écouter les revendications des peuples autochtones. Il fait face à presque autant d’incertitudes : l’issue de la constituante, et gouverner avec un Congrès qui ne lui est pas acquis.

L’ancien exilé politique Hector Vasquez est persuadé qu’il faut que les Chiliens continuent de se mobiliser pour être écoutés, même avec un gouvernement ami au pouvoir. « Même si on est proches idéologiquement, s’il faut retourner manifester demain pour leur dire qu’ils font mal, on le fera, dit-il. Ce n’est pas contre eux, c’est pour les aider à entendre. Les revendications de la révolte de 2019 ne seront appliquées, je pense, que si le peuple continue de se mobiliser et que le gouvernement de Boric l’écoute. »

Les premiers sentiments de nombre de Chiliennes et Chiliens de France ont été le « soulagement » et la joie. Quelques jours après l’élection de Gabriel Boric, il reste surtout l’espoir d’un Chili « plus juste et plus digne », qui peut enfin laisser ses heures sombres derrière lui.

Emma Bougerol

Photo de une : CC BY 2.0 Diego Correa via flickr.

Notes

[1C’est le plus inégalitaire parmi les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).